Le local contre le global ?
L’État d’aujourd’hui n’est pas perçu comme à la fois un concentré de société et dans son inhérence au capital. C’est pourtant ce triptyque dont essaie de rendre compte notre concept de société capitalisée. Il en résulte un retour à l’idée de société civile en décalage avec l’État, la politique et les politiciens corrompus, en décalage aussi avec le niveau de revenu des patrons, leurs pratiques (« patrons-voyous »), leurs parachutes dorés.
Ce manque d’acuité critique produit une augmentation des pratiques de compensation avec le développement de positions principalement « anti » : anti-Berlusconi ou anti-Sarkozy, anti-capitaliste sans plus de précision, anti-américaine, anti-sioniste et anti-fasciste, anti-finance et anti-banque. Toute perspective révolutionnaire apparaissant utopique, on assiste à un repli désabusé ou au contraire frénétique sur des petits communs dénominateurs. Communautarismes et relativisme supplantent internationalisme et universalisme, le ressentiment remplace la conscience de classe.
Ce manque théorique s’accompagne d’un risque d’immédiatisme quand des mouvements comme ceux anti-TAV du Val de Suze ou de NDDL ou encore contre le gaz de schiste ont tendance à jouer le local contre le global, la petite propriété terrienne contre les grandes infrastructures, les poids lourds contre le ferroutage d’un côté de la frontière, le ferroutage contre les poids lourds de l’autre, le pouvoir municipal contre l’État comme si les pouvoirs locaux ne constituaient pas des segments du réseau global. Le récent exemple du barrage de Sivens montre d’ailleurs que ce local peut s’avérer être un piège puisqu’il peut accoucher, via la décentralisation, de projets peut-être moins gigantesques, mais tout aussi contestables ou discutables.
Certes, la lutte peut être dure ou même s’avérer belle, mais il n’empêche que l’État est analysé comme s’il s’agissait d’une unité homogène qui ne connaîtrait pas de conflits internes alors que chaque segment de l’appareil d’État est relié à des activités et institutions régionales, nationales et internationales. S’y déroule un jeu politique et des processus décisionnels publics complexes. Une grande quantité d’orientations contradictoires co-existent ou s’opposent au sein des activités et initiatives étatiques et para-étatiques. Une fois de plus nous réaffirmons qu’il n’y a pas de « plan du capital », mais des stratégies, des luttes entre forces sociales et fractions du capital. Dans ces conditions, il peut être important de ne pas se tromper de combat.
Quarante ans après l’idéologie étasunienne du small is beautiful, on a aujourd’hui des tendances similaires qui jouent la proximité contre le lointain, le particulier contre le général, la société contre l’État ; tout cela en vertu d’une illusion qui est de croire en un pouvoir d’intervention supérieur à ce niveau (démocratie à la base, participation citoyenne) comme si ce n’était pas tout l’espace qui avait été quadrillé et capitalisé produisant ces effets de concentration capitaliste, de destructions de l’environnement16. Plus généralement c’est l’idée d’une séparation entre un État politique abstrait et lointain et une société civile de base qui se fait jour17, le paradoxe étant que ce sont souvent les mêmes qui critiquaient le « citoyennisme » hier qui en revêtent les oripeaux aujourd’hui, mais sous une forme sécessionniste. Doit-on alors penser que la même activité dans la même institution passe de mauvaise à bonne quand on change de protagonistes et d’orientation idéologique ?
Non, s’il est bien nécessaire de revenir « au terrain », ce n’est pas prioritairement pour y chausser des bottes ou des sabots, mais pour en comprendre les transformations, pour remettre un peu d’objectivité dans nos pratiques en cette époque de subjectivisme absolu et de décisionnisme politique. Or, si l’idéologie ne nous obscurcit pas la vue, il faut bien reconnaître que ce qu’il y avait de vivant dans le local tend de plus en plus à disparaître sous le coup des transformations du rurbain et ce qui surgit de cette transformation n’est souvent qu’un local recréé, artificiel dans son opposition au global.
Ces tentatives de reterritorialisatio
L’exemple de Sivens est significatif à cet égard. Même si le projet du barrage est programmé à un niveau qui les dépasse, les agriculteurs pro- barrage ne sont pas de gros propriétaires terriens qui cherchent à s’engraisser en captant de l’eau pour leur maïs, comme le laisserait supposer le fait que la FNSEA soit partie prenante dans l’affaire et les soutienne, mais des déçus de la modernisation qui essaient de s’en sortir par tous les moyens. Ils voient les écologistes et les « révolutionnaires » qui les visitent comme de doux rêveurs de la grande ville ou des apprentis bureaucrates quand ils sont passés du statut de paysan à celui de politicien. Ce qui est remarquable à Sivens et aussi à Roybon avec le projet de Central parcs, c’est que si on y regarde de près, c’est souvent du 50/50 entre les « pro » et les « anti » si on ne tient compte que des personnes qui vivent sur place. Par exemple, à Gaillac et dans les villages alentour, les conflits de positions traversaient les familles et les amitiés, créant des tensions qui se seraient peut-être avérées positives pour justement permettre de dépasser des positions apparemment inconciliables… si les forces de l’ordre et leurs commanditaires n’étaient pas venus « radicaliser » la situation et changer la donne.
En photo, ZAD de Sivens avec le jeu de mot “Gazad” faisant référence à la fois à la Palestine et aux chambres à gaz, ce qui revêt un caractère antisémite indéniable.