Le passage de l’État propriétaire à l’État actionnaire
L’acquisition par l’État de 17 % du capital de Peugeot SA est un exemple d’une politique dite de l’actionnaire stratégique. Elle s’effectue grâce au développement d’une structure pyramidale d’actionnariat à travers l’action de la Caisse des Dépôts et Consignations, de banques publiques et de fonds stratégiques d’investissement. Cela n’est pas incompatible avec des formes de privatisation qui permettent de récolter de l’argent réorienté ailleurs en utilisant la technique boursière des actions à vote double qui lui sont concédées. Il est ainsi devenu le plus puissant actionnaire de la place de Paris ce qui lui permet de contrôler les OPA inamicales éventuelles (ENEL italien contre Suez défendu par GDF en 2006, etc.). L’État actionnaire perçoit donc de nombreux dividendes dont il oriente la destination comme dans le cas d’Orange. C’est le redéploiement de l’État et non son retrait tant de fois annoncé par ceux qui croient sur parole le discours néo-libéral. Le crédit impôt pour la compétitivité et l’emploi en est une autre forme dans la mesure où il était censé surtout profiter aux PME nationales jugées insuffisamment productives et surtout insuffisamment exportatrices par rapport à leurs concurrentes. En effet, la France connaît toujours plus de difficultés d’accrochage entre niveau I et niveau II par rapport à l’Allemagne et l’Italie.
Le projet de loi El Khomri
Selon Corinne Delaume dans Le Figaro du 17/05/2016, ce projet est à rattacher aux GOPE, c’est-à-dire aux « grandes orientations de politique économique décidées par la direction générale des affaires économiques » de la CE (cf. l’article 121 du traité sur le fonctionnement de l’UE). Ces documents sont ensuite transmis à l’Ecofin (conseil des ministres de l’Économie et des Finances) puis au conseil européen (conseil des chefs d’État et de gouvernement). Ces GOPE, d’indicatifs à l’origine sont devenus beaucoup plus contraignants depuis 1998 et l’instauration de l’euro et des règles du traité de Maastricht. L’insistance est portée sur la stabilisation des prix, l’assainissement des finances publiques, la modération des salaires et le marché du travail. Ainsi, en 2012, au moment de l’élection de Hollande, un GOPE incitait à revoir la procédure administrative de licenciement, et que l’existence d’un salaire minimum soit rendue compatible avec l’emploi et la compétitivité, et accompagnée de mesures spécifiques pour les jeunes. Toutes ces mesures s’inscrivent dans la « stratégie de Lisbonne » (2000) à l’horizon 2020. Deux préconisations sont particulièrement remarquables par rapport à l’actualité : la première consiste à prôner des dérogations aux dispositifs juridiques généraux (travail du dimanche, paiement des heures supplémentaires, accords d’entreprises plutôt que de branches) de façon à assurer davantage de flexibilité du travail, c’est-à-dire exactement un aspect du projet El Khomri ; la seconde à restreindre le nombre de professions hyper-réglementées, ce qui correspond exactement à la loi Macron. On perçoit bien ici l’accrochage au niveau I même s’il se situe encore dans le cadre du droit du travail français, c’est-à-dire au niveau II. Le rapport Badinter sur le Code du travail est une tentative d’articuler les deux niveaux en arrondissant les angles produits par la crise du travail et sa perte d’importance dans la valorisation du capital.
Il ne s’agit pas de défendre les anciennes institutions de l’État-nation comme le feraient les différentes variétés de souverainistes, mais de pointer les transformations et leurs conséquences. Et donc ici précisément, les conséquences de leur affaiblissement. Ainsi, les mastodontes de l’informatique ne sont pas en reste, qui visent à remplacer un État jugé inefficace par des réseaux de connexion. Des passerelles plutôt que des murs, voilà qui est libertaire assurément. Si on en croit Evgeny Morozov (Libération du 20/04/2015) on a maintenant un État symbiote des entreprises californiennes et de la Silicon Valley. L’État providence est à sec et se finance par une dette qui ne serait pas soutenable. Ce sont donc les grandes entreprises du secteur des NTIC qui fourniront dorénavant les services à bon marché pris en charge autrefois par la collectivité. Morozov tire la sonnette d’alarme : pour lui, ces nouveaux objets techniques remplissent le vide laissé par la défaite des mouvements politiques radicaux de ces dernières années. Il dénonce dans les nouvelles technologies des « concentrés d’idéologie ». Non pas qu’il soit contre la technologie, mais parce qu’un nouveau discours dominant sur la neutralité, doublé d’un autre sur la fatalité des nouvelles technologies, nano, bio, info et cognitives nous mènerait tout droit à l’ubérisation du monde et à « l’Homme augmenté ». Cette illusion de la neutralité est partagée aujourd’hui par les néo-opéraïstes derrière Antonio Negri. Ils sont focalisés sur la notion de « communs » sans voir que ceux-ci sont en train d’être recréés, mais phagocytés et privatisés par les entreprises privées du secteur des NTIC. En effet, celles-ci cherchent à créer un nouvel en commun, mais hors du collectif, qui corresponde à la fois à la réalité de l’individualisation (base de la dynamique du capital) et à la nécessité de continuer à « faire société » (base de sa reproduction).
Contrairement à ce que disent les néo-modernistes, ce n’est pas le privé qui se fait politique, mais le politique qui disparaît étouffé sous le privé dans la mesure où plus personne ne semble capable de définir un « intérêt général » qui était à la base de l’idéologie républicaine dans la forme État-nation. Dans le nouveau maquis des droits, le pouvoir des juges devient de plus en plus important et leur contrôle politique une affaire d’État comme l’a montré encore en France la tentative de réforme visant à leur ôter leur indépendance par rapport au Parquet28. La dernière décision du Conseil d’État sur le burkini qui resterait de l’ordre de l’affirmation d’un comportement privé et les glapissements de rage de Sarkozy qui en appelle à la loi et au Parlement pour légiférer sur une atteinte à l’ordre public, et quoiqu’on pense du fond de l’affaire, sont significatifs de cette tendance et pour tout dire, de cette dérive.